Ces privilèges qu’on oublie
Chacune de nous se plaint un peu, beaucoup, passionnément, selon le caractère et l’humeur. Et en chemin, on oublie à quel point on est privilégiée.
Pour certaines l’enfance n’a pas été rose, avec des parents abusifs ou négligents. Mais probablement qu’aucune de nous n’a risqué la mort par le simple fait d’être née fille. On a fait la moue devant nos assiettes, pesté sur les bancs d’école de longues années durant, désiré et obtenu les dernières baskets à la mode, et soupiré avant chaque visite chez le dentiste.
A travers le monde, plus de filles ont été tuées ces cinquante dernières années pour le simple crime d’être nées filles, que d’hommes sont morts dans toutes les batailles et guerres du 20e siècle. Le “gendercide” routinier tue plus de filles en une décennie que tous les morts des différents génocides du siècle passé. Quelques millions d’autres ne sont nourries, scolarisées et soignées que très aléatoirement, s’il reste quelque chose après leurs frères.
Le père de nos enfants n’est peut-être pas l’amour de notre vie, mais nous avons généralement choisi avec qui nous voulions des enfants, quand (ou à partir de quand) et combien. Nos accouchements nous laissent des souvenirs variables, mais rarement insurmontables.
Meena n’a pas eu cette chance. Elle a été kidnappée à 9 ans, vendue à un bordel du nord de l’Inde, violée, humiliée, battue puis gardée en esclavage sexuel sans possibilité de sortir dans la rue ni d’être payée pour son travail pendant des années. On estime à au moins 3 millions le nombre de jeunes filles et femmes esclaves, c’est-à-dire qui appartiennent à quelqu’un qui peut choisir de les tuer sans risquer de représailles. Même en proportions relatives, le trafic humain annuel de ce début de 21e siècle est supérieur au trafic transatlantique d’esclaves noirs aux 18e et 19e siècles.
Mahabouba doit sa vie à sa détermination. Enceinte à 14 ans de son mari de 60 ans, son bassin n’est pas encore suffisamment élargi pour permettre l’accouchement. Pourtant, elle est seule, sans aucune aide. Son bébé reste coincé dans la filière pelvienne et y meurt. La situation stagne et au bout d’une semaine, elle perd conscience. La tête du bébé et son pelvis ont commencé à pourrir, créant des fistules entre utérus, vagin, vessie et rectum. Son cas n’est pas isolé, avec plus de 100’000 nouveaux cas de fistules maternelles chaque année en Afrique. La plupart sont encore adolescente, et leur incontinence (facilement opérable) les met au ban de la société. Nombreuses sont celles qui décident alors de gonfler les statistiques du “gendercide” commun en se laissant mourir.
Parfois, ça fait du bien de se plaindre, mais sur le long terme, c’est beaucoup plus efficace de cultiver la gratitude pour tout ce qui va bien et tous les privilèges dont on bénéficie, même quand on l’impression que rien ne va. Penses-y en allant te chercher un verre d’eau au robinet de ta cuisine, en allumant la lumière ce soir, en effectuant ces tâches professionnelles ou familiales qui t’ennuient. Tu es en vie, libre, instruite, en santé ou en capacité de te soigner. Tu vis dans une société imparfaite mais sûre, tu as des droits et le pouvoir de les faire respecter. Tu as une activité professionnelle choisie, une communauté qui te soutient, et dans quelques minutes ou heures, tu serreras ton enfant contre ton coeur. Tout va bien.
Et chaque fois que tu te rends compte à quel point tout va bien, tu vas encore mieux et te retrouves en capacité d’aider d’autres à aller mieux. Le cercle vertueux est à portée de main!
Les informations des 3e, 5e et 6e paragraphes sont issues du livre Half the Sky de Nicholas Kristof et Sheryl WuDunn.
Ce livre intense nous raconte ce que vivent des millions de femmes au-delà de nos frontières. Chaque histoire est une leçon de courage et de dignité qui nous montre que l’oppression des femmes n’est pas une fatalité.
Cet article a été rédigé par Joëlle Dey-Boada.
Multi-entrepreneure, Joëlle a à coeur d’inspirer les femmes à devenir des leaders authentiques et puissantes pour contribuer pleinement à la création d’un monde meilleur.